Discours prononcé par Matoub Lounès à la Sorbonne à l'occasion de la remise du prix de la mémoire par Danielle Mitterand
Personne, et surtout pas les plus humbles, n'est épargné par la violence qui secoue l'Algérie. Dans mon pays, aujourd'hui, on est tué pour ce que l'on est, pas pour ce que l'on fait. J'ai été arrêté, mitraillé par le pouvoir comme chanteur berbère. Et lorsque, récemment, j'ai été enlevé par des éléments du GIA, ils ne m'ont pas reproché une quelconque collusion avec le pouvoir.
D'ailleurs, ils savaient que j'avais subi la prison, que j'avais été criblé de balles par les gendarmes à l'époque où l'intégrisme poussait à l'ombre des institutions de l'état. Non, ce qu'ils m'ont reproché, c'est d'être libre penseur, de rejeter la dictature arabo-isamique, de revendiquer mon identité berbère, antérieure à l'arabo-islamisme.
Ce qu'ils m'ont reproché aussi, c'est de chanter l'antique esprit de résistance, celui de la reine Kahina qui s'est opposée à la première invasion arabe.
Kahina, Massinissa, Jugurtha sont autant de noms qui sont aujourd'hui bannis de l'histoire officielle comme de celle des intégristes.
Car tous les dictateurs qui veulent s'approprier l'Algérie, commencent par la façonner pour la dominer. Et le premier acte, c'est d'effacer le mémoire du pays, c'est à dire son histoire. Les figures emblématiques de notre antiquité raisonnent comme autant de dénonciations de cette imposture.
La langue amazighe, c'est-à-dire berbère, chassée des plaines, retranchée sur les crêtes, refoulée dans le désert est la preuve vivante que le peuple algérien est d'abord berbère, même si une grande partie a perdu l'usage de la langue ancestrale. Cette négation de l'identité, cette mémoire tronquée, est une constante de notre histoire.
On nous a dit Romains, Byzantins, Arabes, Turcs, Gaulois et aujourd'hui encore dans cette Afrique du Nord libérée de toute tutelle coloniale, nous ne sommes toujours pas Amazigh. Pourquoi?
Comme disait Jean Amrouche:
"On peut affamer les corps, on peut battre les volontés, mâter la fierté la plus dure sur l'enclume du mépris. On ne peut assécher les sources profondes où l'âme orpheline par mille radicelles invisibles suce le lait de la liberté".
C'est ce lait de la liberté qui est sucé à travers les racines, qui rend indomptables les régions berbérophones.
Aujourd'hui, le Mouvement Culturel Berbère qui est le noyau identitaire, est aussi le fer de lance de la résistance. La culture berbère, à mes yeux, c'est cet attachement indéfectible à l'esprit de liberté.
D'avoir subi des siècles d'oppression nous rapproche des peuples qui ont connu la même destinée. Le berbère que je suis est frère du Juif qui a vécu la Shoah, de l'Arménien qui a vécu le terrible génocide de 1915, de Khalida Messaoudi, de Taslima Nasreen et de toutes les femmes qui se battent de par le monde, frère du Kurde qui lutte sous le tir croisé de multiples dictatures, et de mon frère africain déraciné...
Nous avons en commun la mémoire de nos sacrifices, je vous demande aujourd'hui de tisser les liens de la solidarité". Matoub Lounes, le 06 décembre 1994
Allocution de Matoub Lounès au Canada pour la remise du premier prix de la liberté d'expression
Mes amis,
Je tiens tout d'abord à remercier le S.C.I.J. pour tout ce qu'il entreprend pour réunir et non pour diviser. Je remercie aussi tous les journalistes ici présents, notamment les Français et les Canadiens, qui ont إ“uvré pour que j'obtienne ce premier prix de la liberté d'expression. Enfin qu'il me soit permis de rappeler que mon engagement pour la liberté d'expression, contre l'intolérance, remonte à la fin des années 70.
A l'époque et tout au long des années 80, nous étions un certain nombre d'hommes et de femmes engagées pour la reconnaissance de la dimension berbère en Algérie.
Le combat pour la liberté d'expression, contre l'intégrisme a commencé là: le droit pour un enfant kabyle de parler, d'apprendre sa langue maternelle, le droit pour tout algérien, sans exclusive, de connaître son histoire, ses origines riches et diverses.Berbérophone, arabophone ou francophone, l'Algérie - l'Algérie officielle - a privé ses enfants de leur personnalité.
Cette dépersonnalisation pour reprendre le mot juste de Kateb Yacine est aussi, peut-être largement, à l'origine du drame algérien.
"Aujourd'hui nous sommes engagés dans un combat tout aussi décisif, mais je crois que les atrocités, la sauvagerie ne doivent pas nous aveugler: il s'agit encore et toujours du même engagement, celui pour la liberté d'expression et la démocratie, contre l'esprit d'inquisition et le fanatisme, contre l'exclusion à commencer par celle des femmes et enfin, celle pour la reconnaissance pleine et entière de cette personnalité algérienne.
Toutes les souffrances algériennes sont miennes, parce que c'est sur le pays entier que s'est abattu l'ombre de la mort. Si demain la lumière de nouveau renaît, cela sera l'oeuvre de tous les Algériens enfin réunis contre le mensonge et les divisions savamment entretenues.
C'est l'Algérie toute entière qui est menacée, mais cette Algérie meurtrie, affaiblie du nord au sud, d'est en ouest continue pourtant à brandir le drapeau de l'honneur et de la dignité. L'histoire saura rendre hommage au courage et à l'incroyable abnégation de ces algériens face à la mort.
Ces journalistes, ces femmes, ces enfants, ces artistes, ces écrivains sont l'honneur de l'Algérie. Ils sont la conscience demain retrouvée de notre pays.
Grâce à vous, grâce à ce prix, le combat des algériens pour la liberté d'expression, contre l'intégrisme, bénéficie une fois de plus de la nécessaire reconnaissance internationale. Ainsi, exposés à la plus sauvage barbarie, ces Algériens sont aux côtés de tous ceux qui de par le monde refusent l'intégrisme.
Il ne faut jamais l'oublier.
Ce prix n'est pas pour moi, mais pour eux à jamais. MATOUB Lounes, le 22 mars 1995
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Allocution de Matoub Lounès devant le congrès italien pour l'abrogation de la peine de mort
Mesdames et messieurs,
Je suis ici pour la Marche des Rameaux sur invitation de la campagne pour l'abolition de la peine de mort " ne touchez pas à Caen " et du parti radical.
Permettez-moi. de dire quelques mots dans ma langue maternelle, le berbère, à la mémoire de Jugurtha, roi de Numidie, mort dans une cellule ici à Rome il y a plus de deux mille ans: "a' ne rezse wala a' ne knu" (plutôt se briser que de plier).
Chers amis,
J'ai été condamné à mort par le GIA (groupe islamique armé). Ils m'ont condamné car pour eux je suis synonyme de dépravation dans mon pays. Chanter veut dire pour eux s'écarter du chemin celui de Dieu. Pendant les seize nuits qu'a duré ma séquestration, l'ombre de la mort ne m'a pas quitté un instant. J'avais peur, j'avais très peur. J'ai été confronté à la mort plusieurs fois dans ma vie, mais cette fois-ci cela a été le paroxysme de l'horreur. J'en ai échappé miraculeusement grâce à un énorme élan de solidarité. La Kabylie s'est soulevée comme un seul homme pour exiger ma libération sans condition. Malheureusement, beaucoup - et parmi les meilleurs d'entre nous - n'ont pas eu cette chance. Je ne voudrais pas vous remémorer cette expérience douloureuse. J'ai hâte de l'oublier comme j'aimerais aussi toujours me rappeler pour pouvoir interpeller la société devant ce danger mortel. Ce que je voudrais dire ici, c'est qu'il n'y a pas que les intellectuels ou les artistes qui sont condamnés à mort, assassinés. Aujourd'hui, on peu être condamné à mort sans le savoir. Comme ces jeunes filles qui rejettent le voile ou qui refusent " zaouadj el moutâa", ce fameux mariage de jouissance, ainsi que celles qu'on assassine sur le chemin de l'école. Comme ces jeune gens "coupables" d'avoir effectué le service national. Comme tant d'autre... "coupables" d'être parent d'un agent de police ou d'un magistrat ou simplement "coupables" d'avoir pris le bus.
Seigneur Dieu pourquoi?
Aujourd'hui, tout algérien qui se lève le matin est un condamné à mort potentiel. La mort, ou plutôt le crime est revendiqué, assumé comme moyen pour instaurer un régime qui est fondé sur l'assassinat. La mort est au coeur du système intégriste, au plus profond de son âme. Mais nous condamnons toutes les morts, y compris celles des Etats.
Merci pour votre action qui est aussi notre combat à tous: mettre fin à toute peine de mort officielle ou sauvage, "civilisée" ou barbare. Non! Non à l'intolérance !
Tissons ensemble les liens de la solidarité.
Je remercie le parti radical et vous tous ici présents pour m'avoir aidé et permis de m'exprimer. Demain, je serai présent pour apporter mon soutien à la campagne pour l'abolition de la peine de mort avant l'an 2000, à l'occasion de la Marche des Rameaux. Lounes Matoub